Le Cadeau


À mes amis X..., Y..., et Z...
inconnus du labyrinthe médiatique,
et prisonniers de l’attracteur étrange
d’un monde chaotique à logique floue.



Ô nuit de paix! Sainte nuit!

Les derniers clients étaient partis. Le petit goûté qui avait suivit était terminé. Avec ses restes de gâteaux, ses bouteilles vides et ses verres renversés, la grand table de la cafétéria se donnait des airs de lendemain de la veille.

Au milieu du chahut de ses employés, trop occupés à se bisouter et à comparer leurs petits cadeaux, pour daigner lui venir en aide, le patron de la boucherie s’affairait seul, à tout remettre en place, en se promettant bien que c’était la dernière fois qu’on le prendrait à inviter une pareille bande de sans-coeur, qui ne pensent qu’à manger, à boire et à s’amuser, en lui laissant tout le gros de l’ouvrage.

Lui aussi avait hâte de quitter cet endroit, pour se retrouver bien tranquille à la maison, à écouter cuire sa dinde de Noël, en regardant la télévision. Quand il eut fini de tout ranger, il ne restait plus que lui, dans la boucherie. Il jeta un dernier coup d’oeil au local, en enfilant son paletot.

En passant devant le comptoir des jarrets de porcs, il aperçu son reflet dans la glace. Il avait gardé le chapeau qu’il utilise pour entrer dans la chambre froide, au lieu du feutre de chez Henri, que sa femme lui avait offert. Il s’arrêta devant la patère, posa la main gauche sur le vieux chapeau, la droite sur le neuf, puis, comme un clown de cirque, il changea de chapeau, avec un élégant mouvement des mains, tout en contemplant sa performance dans la vitrine du magasin. Il ne lui restait plus qu’à fermer les lumières, sortir et refermer derrière lui.

Dehors, assis dans les trois marches de l’escalier, deux types s’étaient arrêtés pour fumer. L’un d’eux avait posé la tête sur l’épaule de l’autre. Ils semblaient tous les deux, soûls comme des cochons.

D’abord, le patron fit semblant de ne pas les voir. Il se dit que certains employés, sûrement les plus paresseux, avaient abusé de son vin, et qu’ils n’osaient pas rentrer tout de suite, à la maison.

En pitonnant le code de son système d’alarme, il chercha dans sa collection de remontrances, ce qu’il pourrait bien leurs dire, pour les remettre à leurs place, sans toute fois perde sa contenance.

Quand même! Imaginez! S’il fallait qu’un client les aperçoive C’est une boucherie, ici. Pas un bordel, ou une taverne. Mais ce qui le choqua le plus, c’est que ces bougres d’abrutis ne firent pas le plus petit mouvement, pour lui céder le passage.

- Qu’est-ce que vous faites ici? Libérez l’escalier. S’il fallait qu’un client vous voit...

L’un des types se retourna lentement, et le dévisagea, comme on regarde un ours dans sa cage. Le patron reconnu alors, que ce n’était ni un client, ni un employé. Pire encore, ce n’était même pas un honnête citoyen. Mais un de ses traînards de rues, qui nuisent tellement à son commerce.

- Fichez-moi le camp, ou j’appelle la police.

- Ben ca. Tu nous rendrais service. Une chambre bien chaude, et un repas pour deux...

L’impertinence atteignit le patron en plein front. Il descendit une marche, en menaçant de les bousculer, ou simplement de passer au travers d’eux, comme dans un nuage de brumes. Mais celui qui avait parlé, souleva son compagnon par les épaules, et l’entraîna avec lui.

- Viens! Monsieur à peur qu’on lui vole ses marches.

- Monsieur vous emmerde, répliqua le patron.

- Bien sur, fit celui qui parlait toujours, ca on le sait bien. Mais ca fait plaisir de voir que tu le sais aussi.

- Voleurs, drogués, sans coeurs!

- C’est ca, fit le type qui traînait son ami, Joyeux Noël, à toi aussi.

Le patron les regarda disparaître dans la ruelle, en levant les épaules d’étonnement, et se dirigea vers sa voiture. Arrivé à quelques pieds, il sorti son trousseau de clé, le pointa devant lui, et appuya sur un bouton magique. La voiture le reconnu à l’instant, et lui témoigna son affection, en jappant deux petits coups, et en faisant ronronner son moteur. En appuyant sur un autre bouton, il déverrouilla la portière. L’intérieur de la voiture s’illumina. Enfin, un dernier bouton, pour ouvrir le coffre arrière. Il alla y déposer un gros paquet de saucisses, prit le temps d’admirer l’intérieur du coffre, et les nombreux cadeaux qu’il y avait entreposés, puis le referma avec douceur. Une fumée blanche s’échappait de sa bouche.

- C’est froid, se dit-il, pas un temps à laisser un chien dehors.

Il contourna sa voiture, en vérifiant que les enfants du cartier ne l’avait pas abîmée, ouvrit la portière, et la referma vitement derrière lui, pour ne pas trop perdre de sa bonne chaleur. À la radio, on jouait des cantiques de Noël. Il fut ému. Noël l’avait toujours ému. Il ajusta les huit hauts parleurs, égalisa les fréquences et monta le volume. Ce fut Noël dans toute la voiture.

Enfin, il posa la main sur le levier d’embrayage, les phares avant s’allumèrent, les portières se verrouillèrent et l’éclairage de l’habitacle s’estompa, tout doucement. La voiture s’éloigna dans la rue, et disparue dans l’air froid du soir, en laissant derrière elle, une longue traînée de fumée blanche, qui retombait lentement sur le sol gelé, en une fine pluie de cristaux acides.

Le cartier retrouva son calme désert. Plus personne ne traînait dans les rues. Derrières les fenêtres des maisons, tous les rideaux étaient tirés. Les honnêtes gens se cachent toujours pour fêter. Tout comme les malhonnêtes se cachent pour voler.

                                                                                                                                                                                                                                 


Noël dans la ruelle

Dans la ruelle sombre, Yvan traînait le vieux Xavier. Ils marchaient tous deux avec peine. Mais ce n’était pas tellement à cause de l’alcool. Xavier avait les pieds gelés. Toute la journée, il avait traîné devant les magasins. Mais il n’avait pas réussi à y entrer. Yvan avait froid, lui aussi. Mais aujourd’hui, il avait eu plus de chance que Xavier.

À l’arrière d’un restaurant, où il s’était arrêté pour fouiller les ordures, il avait trouvé une porte ouverte, sans doute oubliée par un cuisinier distrait. L’odeur de la bouffe chaude en sortait comme une délicieuse tentation. Yvan n’avait pensé à rien. Il était entré dans les cuisines, et avait ramassé deux cuisses de poulet qui traînaient sur un comptoir. Elles étaient délicieuses. Comme quoi, tout ce qui traîne n’est pas forcément mauvais.

- Si j’avais su, expliqua Yvan, j’en aurai gardé un morceau pour toi.

- Ca fait rien. J’ai pas faim. Ca file pas, aujourd’hui.

- Où tu étais? Je t’ai pas vu de la journée.

- Je voulais aller au refuge. Mais c’est trop loin. J’ai pas eu la force.

- T’aurais pu aller chez le Père.

- Oui. Mais y reçoivent seulement le jour de Noël

- Bande de salauds. Ils pensent qu’on mange seulement à Noël.

- Dis pas ca. Ils font leur possible.

- Ben voyons! T’as vu le maudit cochon, tout à l’heure?

- C’est sur. Il y a des cochons partout. Mais on n’est pas obligé d’être aussi bêtes qu’eux.

- T’as raison. Aussi bien pas se fâcher. Ca va encore m’ouvrir mon ulcère.

- Maudit fou! Fit Xavier, en explosant de rire.

Mais son rire, c’était plutôt une forme de toux, qu’il termina en crachant. Yvan vit tomber des gouttes rouges, sur la neige blanche. Il détourna la tête, pour que Xavier ne sache pas qu’il l’avait vu. Xavier en profita pour s’essuyer la bouche, sur la manche grise de son manteau, pour que Yvan ne s’aperçoive pas qu’il crachait du sang.

Les deux hommes marchaient en silence, ils savaient où aller, un fond de cours, à l’arrière d’un grand magasin. Entre deux quais de camions, il y avait un échangeur d’air. Quelques minutes par heures, le magasin recrachait son air vicié, dans la ruelle, pour en reprendre de la plus fraîche. Devant la bouche d’air, la glace ne prenait jamais. La neige fondait à mesure. L’endroit était sec, presque chaud. Yvan aida son ami à s’y rendre. Xavier fit les derniers pas, s’en trop s’en apercevoir. Ils s’installèrent devant la bouche d’air, juste au moment où elle commençait à pousser sa chaleur.

- On est bons, fit Yvan.

- On peut pas toujours manquer notre coup.

En se laissant glisser sur le sol, Xavier ferma les yeux. Yvan fut un peu surpris. Il savait bien que deux ou trois minutes de chaleur, même à tous les heures, ca permet pas de passer la nuit. Surtout quand il fait aussi froid. Et puis, il avait peur que, si Xavier s’endormait, il ne pourrait plus le réveiller. Il ne pouvait quand même pas le porter, sur son dos, jusqu’au refuge.

- Tu dors? Fit-il, en lui poussant l’épaule, t’attends pas d’arriver au refuge?

- Juste un petit somme. Je suis vieux moi. J’ai plus ton âge.

- Bon. On peut bien s’arrêter un peu. De toute façon. Il y aura sûrement de la place pour tout le monde. Après tout, c’est Noël. Ils vont pas nous laisser dehors.

- Inquiètes toi pas. Je vais faire semblant d’être malade.

- Bonne idée. T’es pas pire pour ca.

Xavier referma les yeux en souriant. Yvan le laissa dormir un peu. Le vieux dormait comme un homme soûl. Yvan se dit que c’était aussi bien comme ca. Quand on est soûl, on dort comme un enfant. Et pendant ce temps là, on oublie qu’on dort dans la rue. On oublie même qu’on a faim. Mais Yvan n’avait plus faim. Aujourd’hui, il avait mangé du poulet. C’est pas rien. Et puis, c’est peut-être pour ca, qu’il n’avait plus tellement sommeil. Il préférait plutôt veiller tranquillement, pour sentir plus longtemps le poulet dans son ventre.

Mais il était fatigué... pas à cause de la journée. Car il n’avait pas beaucoup marché. Et puis la veille, il avait dormi au refuge. Il était arrivé de bonne heure, et s’était couché presque aussitôt. Il avait bien dormi douze heures. Mais il s’était réveillé avec la même fatigue. Ca devait être l’âge. Il n’avait pas quarante ans. Mais dans la rue, on vieillit bien plus vite qu’à la maison. Et depuis quelque temps, il traînait cette fatigue avec lui, comme il traînait parfois son compagnon Xavier. Et lentement, il sentait cette fatigue se transformer en douleur.

Dans son dos, une vibration l’averti que la chaleur revenait. C’était la troisième fois, depuis qu’ils s’étaient arrêtés. Il estima que ca faisait bien trois heures. Il devait être dix heures. Mais le refuge était encore loin, surtout pour Xavier. Yvan essaya de le réveiller.

- Lève-toi. Il va être minuit. Il faut s’en aller. On va finir par coucher dehors.

Xavier ouvrit les yeux. Yvan compris que le vieux n’avait pas dormi. Même en fermant les yeux, il n’arrivait plus à s’évader de la réalité.

- Je file pas. Vas-y tout seul. Moi je vais rester ici. Je suis trop fatigué. D’abord, je pourrai pas te suivre. Puis je vais te retarder. Tu vas arriver trop tard. Puis tu vas te frapper le nez sur la porte.

- Tu veux dormir ici?

- De toutes façons, je sais pas pourquoi, mais j’arrive plus à dormir. Si au moins je pouvais me geler.

- Ben moi, je commence à être pas mal gelé.

- Maudit fou! Tu me fais toujours rire.

Yvan le frappa sur l’épaule. Puis lui baissa la tuque sur les yeux.

- J’aime ca t’agacer.

- Ca fait combien de temps qu’on se connaît?

- Je sais pas... un an... deux ans... quand ils ont fermé les baraques.

- T’as raison. Ca fait bien deux ans qu’ils ont fermés les baraques. C’est quand même pas si pire, pour des gars qui vivent dans la rue, on peut dire que ca fait longtemps. Des fois, on perd nos chums bien avant ca.

Le vieux toussa encore, et cracha du sang sur son manteau. Ca ne se voyait pas trop. Mais il en resta un peu sur ses lèvres. Il ne prit pas la peine de l’essuyer. Yvan ne fit plus semblant de l’ignorer.

- T’es malade.

- Oui. On dirait bien.

- Faudrait aller à l’hôpital.

- Ben voyons. Ils soignent même pas ceux qui ont de l’argent.

- Mais c’est gratis. Ils vont t’examiner.

- Pas besoin d’examen. Je sais bien ce que j’ai. Et puis, les examens, ca soigne pas.

- Bien. Ils vont te donner quelque chose... des médicaments.

- Justement. Les médicaments, ca coûte de l’argent.

- Je sais pas. Il me semble qu’il faut faire quelque chose.

- Et pourquoi? Ca fait des années qu’on fait plus rien.

Yvan baissa les yeux. Il n’était pas triste. Mais il ne savait plus répondre au vieux. Après tout, même pauvre et dans la rue, les vieux savent mieux que les jeunes... surtout dans la rue. S’il y a une place où les vieux savent quelque chose, c’est bien là. Parce qu’ailleurs, dans les maisons bien chaudes, on peut facilement vieillir, sans trop savoir ni comment, ni pourquoi. Mais dans la rue, on ne vit pas longtemps, si on ne sait rien. Et encore moins longtemps, si on ne veut plus. Et ca, Yvan l’avait bien compris.

Xavier avait perdu le goût de la vie. Sa fatigue, sa grande fatigue, c’était devenu sa peine de vivre. Pas la peine de trouver à manger tous les jours, ni même celle de trouver un lit pour la nuit. Pour ca, on apprend vite, à ne manger qu’un repas aux deux jours. Tout comme on apprend à dormir sur un banc de parc, ou dans la cours d’un grand magasin, et à se contenter de quelques minutes de chaleurs, à toutes les heures. Mais Xavier n’arrivait plus à marcher, entre les gens, comme un fantôme de mauvais rêve, comme s’il n’existait pas. Car si les gens ne le voyaient plus, lui, il les voyait encore. Et ca lui faisait mal, de sentir cette indifférence, qui allait bien au delà du mépris. Ca lui faisait mal, de les voir se promener avec leurs petits chiens, qui semblaient manger bien plus souvent que lui, et qui dormaient probablement dans des petits paniers bien chauds, et bien confortables. Xavier, qui avait eut de la culture, se rappelait parfois cette phrase d’un certain bossu, aussi misérable que lui, et qui enviait les gargouilles de la cathédrale de Paris: que ne suis-je de pierre, comme vous. Il en avait souvent parlé à Yvan, en lui citant les bouts de phrases qui traînaient encore dans sa tête, comme les restes d’un bon repas. Mais ce soir là, sentant sa vie si faible, il avait laissé échapper cette plainte naïve:

- Pourquoi je suis pas un petit chien...

C’était bien la première fois qu’il parlait aussi tristement de sa vie. Yvan compris qu’il se passait quelque chose. Et que c’était sérieux.

- Xavier. Tu vas pas mourir? Pas ici.

- Où tu veux que je meure? Je suis si fatigué. Ca me fait mal de vivre. Je sais plus ce que j’ai fais de mal. Mais je pense que j’ai tout payé. Maintenant, je veux partir. Et puis, ailleurs, ca peut pas être pire qu’ici.

- T’es sérieux?

Yvan tourna la tête. Xavier vit qu’il pleurait.

- Voyons! Prends pas ca de même. C’est le temps.

- Mais je sais pas ce que je vais faire, sans toi.

- Ca, je peux pas te dire. Nous autres, dans la rue, on sait pas grand chose. Mais ca, on le sait. Puis les autres, ils en savent pas beaucoup plus que nous. Mais ils le savent pas encore. Attend... le gars qui te regarde de haut, celui qui te pousse de son chemin, un jour, il viendra peut-être te quêter une cigarette. Ce jour là, tu lui feras un clin d’oeil. Mais tu lui diras rien. Parce que nous autres, on juge pas personne. De ce coté là, on n’est pas si pire.

- T’as raison. Toi, t’es pas si pire.

- Toi non plus. T’es pas si pire.

Le vieux ferma les yeux, et fit semblant de s’endormir encore. Il attendit un peu, mais ca ne venait pas. Quand on est si près de la mort, ca tient éveillé. Comme si on avait peur de manquer le train.

- Tantôt, tu vas aller au refuge?

- Tantôt?

- Tu sais bien. Tu vas pas passer la nuit ici.

- Je vais rester avec toi.

- T’es bien fin, un frère. Après, tu vas aller au refuge.

Yvan ne voulu pas entrer dans ce jeu, et parler de ce qu’il ferait après. Alors, sans répondre, il se laissa distraire pas les graffitis sur le mur, et la neige grise à ses pieds. N’importe quoi, pour éviter le regard de Xavier. Le regard des pauvres est déjà difficile à soutenir. Celui des morts, c’est pas endurable. Ils vous regardent jusqu’au fond de l’âme. On dirait qu’ils vous voient tout nu. C’est gênant. Ca fait frissonner. Yvan frissonna.

- T’es gelé? Reprit Xavier.

- Un peu. Mais c’est bientôt l’heure. Ca va aller mieux.

- Oui. C’est bientôt l’heure...

- C’est pas ca que je voulais dire. Je parlais de la chaleur.

- Je le sais bien. J’espère au moins qu’il fait plus chaud, là haut.

- Tu vas voir des anges?

- J’en vois déjà. Il y en a tout autour de nous.

- T’es fou? Tu vois des anges?

- Bien. Je les vois pas vraiment. Je sais pas comment dire.

- C’est la fatigue.

- Ca doit être ca. Ca fait des jours que je dors plus. Je ferme les yeux, mais ca fait rien. Puis ca dure toute la nuit.

- Moi c’est pareil. Je dors, mais au matin, je suis aussi fatigué. C’est comme si j’avais pas dormi.

- Qu’est-ce que tu veux? On fait pas une vie facile.

- Non. On fait une vie de chien.

- Bien, ca dépend des chiens. Il y en a qui sont pas si pires.

Derrière eux, une vibration se fit entendre. Yvan se dit que la chaleur allait revenir. Il se prépara déjà à l’accueillir.

- Ca va être l’heure, dit Xavier.

- Oui. Ca s’en vient. Ca va faire du bien.

- Tu sais? Avant de partir, je voulais te faire un cadeau.

- Pour Noël?

- Oui. Mais je sais pas si je pourrai.

- C’est pas grave. Moi j’ai rien à te donner.

- Dis pas ca... pas entre nous. En tout cas, je vais essayer. On sait jamais.

L’air chaud souffla soudain dans leurs cous. Yvan se tourna vers la grille, et ouvrit son manteau, pour y laisser pénétrer la chaleur. Avec un manteau bien chaud, il pourrait tenir plus longtemps. Mais Xavier ne bougea pas. Sa tuque était tombée, et l’air chaud faisait voler ses cheveux blancs. Il continuait de regarder Yvan, avec ce drôle de sourire. Après un moment, Yvan s’aperçu que Xavier ne regardait plus personne. L’heure était venue, et il était reparti avec elle. Il n’aurait plus jamais froid, plus jamais faim. Il pourrait enfin dormir à son goût.

Yvan referma le manteau de Xavier, et lui ajusta la tuque sur la tête. Il le regarda une dernière fois, puis se leva, et s’éloigna dans la nuit. Il savait bien qu’on finirait par trouver Xavier. Au matin, en ramassant les ordures, on trouverait son corps, on appellerait la police, les pompiers, une ambulance. Des tas de gens viendraient pour le voir, des gens qui ne le voyaient jamais, quand il était encore en vie, des gens qui auraient traversé la rue, pour éviter de le voir, et d’avoir à lui refuser la charité. Maintenant, ces gens viendraient des rues voisines, simplement pour voir l’endroit où on l’avait trouvé. Quand on est pauvre, c’est plus facile d’attirer les gens, si on est mort, en même temps.

C’est drôle, les gens ont peur des morts. Quand ils voient un cadavre, ils le font ramasser aussitôt. Mais ils n’ont pas peur de ceux qui meurent, ni de ceux qui agonisent, et encore moins de ceux qui meurent de faim. Du moment qu’ils ne les voient pas mourir, devant eux, ca peut toujours aller. Mais certains pauvres n’ont aucune décence. Ils viennent vous mourir devant les yeux, et même un soir de Noël.

                                                                                                                                                                                                                                 


Une invitation

Les ruelles se ressemblent toutes. C’est comme les clochards. Ils n’ont pas d’âge, ils portent tous le même manteau, et le même vieux chapeau. Quand on en rencontre un, on pense que c’est toujours le même, celui qu’on a vu tout à l’heure, à l’autre bout de la ville, et qu’il a réussi, par une espèce de magie, à se rendre avant nous, sur ce banc de parc, où il nous attend déjà.

En ville, il y a toujours un clochard, à la sortie d’un magasin, ou dans le fond d’une ruelle. Ils sont partout. Mais ils ne font plus partie de l’histoire. Avec le temps, leurs silhouettes se sont incrustées dans l’arrière plan de la ville. Ils font parti du décor. Un décor gris, qu’on voudrait oublier, que le reste de la vie nous fait oublier. C’est pour ca qu’on ne les voit plus.

Yvan marchait lentement, dans une ruelle dont il avait oublié le nom, en longeant les hangars, et les clôtures des maisons, à l’ombre de l’ombre, en essayant de se fondre avec elle. Il n’était pas triste. Quand on a froid, ca protège des autres sentiments. Et puis, il n’avait pas faim. Son poulet lui était resté sur le coeur. C’était pas la faute du poulet. Mais l n'avait plus l'habitude ces douceurs.

En marchant, il avait trouvé une pièce, un cadeau de Noël, une pièce de deux dollars, beaucoup trop pour un café, mais pas assez pour y ajouter un beigne. Il sortit de la ruelle, et se rendit jusqu’au Café. Il ouvrit la porte. Trois clients se trouvaient à l’intérieur. Des pauvres types, pensa Yvan, des gars qui passent la nuit de Noël au Café, ca vaut pas plus cher que moi. Mais il n’eut pas le temps de se rendre au comptoir. Un client se leva en fureur, les yeux presque sortis de la tête.

- Dehors, maudit ivrogne. Il y a pas de place pour toi ici.

- J’ai de l’argent pour payer mon café, lui répondit Yvan.

Mais sa voix faible et sèche, plus habituée à chuchoter qu’à parler, lui laissa les mots dans la gorge. Yvan se tourna vers la porte.

- Attend, fit une voix plus gentille, si t’as de l’argent, tu peux avoir un café.

La porte se referma derrière lui. La serveuse leva les épaules. Elle cru qu’il n’avait pas entendu. Puis elle sembla dire quelque chose au client. Mais Yvan était déjà loin. Les insultes, c’est comme les gentillesses. Ca ne nourrit pas son homme. Ca ne le réchauffe pas non plus. Yvan prit le bord de la ruelle, pour marcher... et marcher encore.

Il ne savait plus où aller. Trop tard pour se rendre au refuge. Trop tôt pour aller manger chez le Père. Il ne lui restait plus qu’à marcher toute la nuit, marcher pour ne pas mourir gelé. Alors, avec le chapeau enfoncé jusqu’aux yeux, et les mains bien au fond des poches de son manteau, il marchait lentement, pour ne pas se fatiguer. Mais assez vite pour se tenir chaud.

Il sentit soudain, au fond de sa poche, une forme amicale. Un bout de cigarette, presque neuve, qu’il avait trouvé un peu plus tôt. Il s’arrêta, mit la cigarette à sa bouche, et sorti une allumette qu’il craqua aussitôt. La flamme lui brûla un peu les mains. Mais ca lui faisait presque du bien. Il respira la fumée, un grand coup. La tête lui tourna même un peu.

- Quel bon tabac! Dit-il, en rejetant la fumée.

Ca lui rappelait les annonces de cigarettes de son enfance. Puis, considérant l’allumette qui flambait toujours, il lui vint à l’esprit, de mettre le feu à son manteau. Mais il se ravisa. Il pourrait brûler, mais pas assez pour le réchauffer. Et puis, il ne lui resterait plus qu’un grand morceau de drap troué. Il souffla son allumette, et la laissa tomber, en la regardant disparaître dans un petit trou de neige.

- Maudit fou!

Il reprit sa marche forcée, mais beaucoup plus lente, car il ne voulait pas fumer trop vite. En marchant, il usa son mégot jusqu’au filtre. La dernière cendre s’en détacha doucement. Il ne lui resta plus que le filtre entre les doigts. Il le coinça entre le pouce et le majeur, et l’éjecta, comme il l’avait vu faire dans un film. Le bout atterrit dans la cour arrière d’une maison.

Sa marche l’avait mené bien au delà des ruelles qu’il connaissait. La maison qu’il venait d’insulter, lui paraissait plus riche que celles du cartier qu’il avait l’habitude de hanter. La cours semblait en ordre, rien n’y traînait, tout était propre... une propreté qui sentait le riche. Mais la maison était vide. Même par les rideaux fermés, on voyait bien qu’ils ne cachaient aucune lumière, aucune fête. Les gens de cette maison étaient sûrement partis à l’extérieur, à la campagne, ou chez des amis.

Sans trop réfléchir, Yvan posa la main sur la clôture. Sous la poussée, la porte céda, et s’ouvrit d’elle même. Il entra dans la cour, encore tout surpris d’en avoir le culot, et se rapprocha de la maison, jusqu’à un petit jardin de terre, retenu par un rang de pierres. Il se baissa, et ramassa la plus grosse, puis grimpa les deux marches de l’étroit balcon. Et là, bien à l’abri des regards, caché entre les deux hangars, il balança la pierre deux ou trois fois, devant lui, en essayant de se convaincre qu’il aurait le courage d’entrer dans la maison, s’il trouvait d’abord celui de casser la vitre.

- Pourquoi casser la vitre, fit une petite voix, quand la porte n’est pas fermée?

Prit de panique, Yvan échappa la pierre sur son pied.

- Bon Dieu de Merde! S’exclama Yvan, en se tenant le pied, et en dansant comme un marin soûl.

L’enfant inclina la tête, en cachant un sourire taquin. Yvan le considéra sérieusement. Il devait bien avoir douze ou treize ans, peut-être même quinze ou seize ans. Mais Yvan ne savait plus. Il n’avait pas vu d’enfant depuis bien longtemps.

C’était un grand garçon, avec la jolie figure d’un enfant, qui lui paraissait bien poli, et qui n’avait sûrement rien à faire dans les rues, à cette heure. Les cheveux noirs, un peu longs. Il portait de petites lunettes rondes, avec un tour de corne. Un long manteau qui lui descendait jusqu’au chevilles, fermé au cou, par un grand foulard de laine. Il ressemblait à une figure de carte de Noël.

- D’où tu sors? Fit Yvan, en essayant de reposer son pieds sur le sol, tu habites ici?

- Oui et Non. En tout cas, pour ce soir, c’est chez moi. Mais tu peux venir aussi. Il y a de la place. La maison est grande.

- Comment t’es entré ici?

En se retenant de rire, l’enfant sorti une main de sa poche, et fit valser une clé, au bout de sa corde.

- Les honnêtes gens cachent toujours leurs clés au même endroit.

- Alors, t’es dans la rue, toi aussi?

- Pour ce soir.

- T’as fait une fugue? C’est ca.

- Disons, une sortie. Alors, tu viens?

- Je ne sais pas. Les gens vont sûrement revenir.

- Pas avant lundi. Ils sont partis pour la fin de semaine.

- Tu les connais?

- Plus ou moins. Ils ont laissé de la nourriture pour les chats. Il y en a pour plusieurs jours.

- T’es un petit malin toi. Qu’est-ce que tu fais dans la rue? Un soir de Noël.

- Et toi?

- Moi...

L’enfant ouvrit la porte, et s’inclina comme le faisaient jadis les majordomes et les pages, des grandes maisons.

- Après vous, Monseigneur.

Yvan s’inclina du mieux qu’il pu. Son salut était presque correct. Les deux invités entrèrent dans la maison. L’enfant referma la porte.

- C’est chaud, fit Yvan, en ouvrant son manteau, ca fait du bien.

- Viens. On sera plus tranquille au sous-sol.

- Dans la cave?

- T’inquiète pas. Ca vaut bien des châteaux du premier.

Le sous-sol, c’était un appartement à la grandeur de la maison. Pour Yvan, c’était la caverne d’Ali Baba, ou celle d’Aladin. Il ne savait plus... des tentures sur tous les murs, du tapis, d’un mur à l’autre, une immense cheminée, avec des bûches qui brûlaient dans l’âtre, des meubles, des fauteuils, une grande table, déjà mise pour une réception, et de la musique de Noël, qui semblait venir du Ciel.

- T’es sur qu’ils sont partis?

- C’est moi qui ai dressé les couverts.

- Il y a à manger?

- Bien sur. Je m’occupe de tout.

- Tu sais cuisiner?

- Un peu. C’est des trucs pour le micro onde.

- D’où tu sors, toi? Des trucs pour le micro onde...

Yvan enleva son manteau, et se laissa tomber sur un gros fauteuil, en soufflant de satisfaction.

- Bon Dieu! Que c’est bon.

L’enfant inclina la tête, en souriant, mais en faisant signe que non, comme s’il n’y croyait pas.

- Monseigneur! Quel langage! Ca ne convient pas du tout à un homme de votre rang, ni à la qualité d’un pareil endroit.

Yvan compris qu’il avait affaire à un enfant bien élevé, et il regretta aussitôt ses mauvaises manières.

- Il faut m’excuser, mon gars. Je suis un peu sauvage. J’ai passé plus de temps avec des pauvres types comme moi, qu’avec des jeunes hommes comme toi.

- Allons! C’est pour rire. C’est pas important.

- Comment tu t’appelles? Moi, c’est Yvan.

- Moi, c’est Zaël.

- Zaël? Répéta Yvan, quel drôle de nom. Tu n’es pas d’ici.

- Non.

- Bien, moi non plus... je suis de nulle part.

- Tu veux prendre un bain?

- Un bain?

L’enfant avait commencé de brasser les chaudrons. Sans vraiment interrompre son travail, il allongea le bras, et lui désigna, du bout de sa casserole, une porte fermée, tout au fond de la pièce.

- Derrière cette porte, il y a une salle de bain.

Yvan regarda la porte, puis l’enfant.

- De quoi as tu peur?

- De tout, si tu veux le savoir. J’ai peur de tout. Et je ne sais même plus pourquoi. J’ai pourtant plus grand chose à perdre.

- Beaucoup plus que tu ne le penses.

- Qu’est-ce que tu dis?

- Rien. Je te citais une phrase d’une pièce de théâtre.

- Ah...

- Alors, ce bain...

- Je ne sais pas. Tu crois que je peux?

- Écoute, nous sommes seuls, pour la fin de semaine. Et puis, quel mal y a-t-il, à prendre un peu d’eau chaude? Ca n’a pas de valeur.

- Pas de valeur? Et pourtant, on ne m’en offre jamais.

Yvan se leva lentement, et se dirigea vers la salle de bain. Il n’était pas encore décidé. Mais ca ne coûte rien d’aller voir. Il ouvrit la porte, puis inspecta la salle.

- C’est beau comme dans les films.

- J’ai fais couler le bain. L’eau est encore chaude. Laisse tes vêtements à la porte. Je les mettrai à laver. Quand tu sortiras, ils seront propres et secs. Prend ton temps, je vais préparer le réveillon.

Yvan poussa la porte, et pénétra dans la salle de bains. Au bout d’un moment, un paquet de linge apparu dans l’ouverture de la porte, puis la porte se referma.

                                                                                                                                                                                                                                 


Le réveillon

La salle de bain s’était remplie d’une agréable humidité. Un nuage de brumes recouvrait les miroirs. Yvan rêvassait dans l’eau tiède du bain. Son esprit flottait au dessus d’une plage des mers du sud. Il n’était jamais allé. Mais il avait vu des films et, dans sa tête, il avait recréé un lagon imaginaire, et tout un chapelet de petites îles désertes, avec de grands arbres penchés bien bas, au dessus de l’eau verte. C’était un endroit de lumière et de soleil, un endroit de rêve, l’envers de ce qu’il connaissait.

Une clochette résonna dans sa tête, comme celle qui averti les passagers d’un avion, d’attacher leurs ceintures. Dans son rêve, Yvan prit le prochain vol pour Montréal, et se retrouva à l’instant au milieu de la baignoire. Il cru alors que des visiteurs sonnaient à la porte. Mais depuis la cuisine, Zaël venait d’ouvrir le four. Il se tourna vers la salle de bain, et annonça fièrement:

- Monseigneur est servit.

Yvan sortit du bain, s’enveloppa dans une longue serviette de ratine blanche, tira la porte d’une raie de lumière, puis montra une figure timide.

- Petit!

- Zaël! Répondit l’enfant.

- Oui, enfin, Zaël, tu m’apportes mes vêtements?

- Ils sont au pied de la porte.

Yvan ramassa la pile de vêtements, bien plié, et la porta à son nez. Ca sentait bon. Le tissu lui paraissait même plus doux. Il s’habilla, et sorti de la salle de bain. C’était toujours le même vieux linge. Mais, propre et frais, Yvan avait maintenant l’air d’un grand seigneur. Zaël le regarda satisfait, et ne pu s’empêcher de lui sourire.

- Monseigneur, vous avez grand air.

- Tu parles comme un livre, comme les gens de théâtre. Mais si tu le dis, ca doit être vrai. Et puis c’est vrai, que je me sens différent. En tout cas, je ne sais pas comment te remercier. T’es le garçon le plus gentil que je connaisse.

- Merci Monseigneur, fit l’enfant, vous me flattez.

- Non mon gars, je ne flatte personne. Je dis ce qui est dans mon coeur. Des fois, ca sort tout croche, je suis un pauvre type. Mais je dis ce que je pense.

En parlant, Yvan s’était approché de la table. Il la considéra un instant, étonné. La table était grande, et le couvert était mit pour plusieurs personnes.

- T’attends du monde?

- C’est seulement pour nous. Mais j’ai pensé que ca serait plus drôle, de manger un peu dans chaque assiette. On n’aura qu’à changer de place, quand une l’assiette sera vide. Tu peux t’asseoir où tu veux. Je sors la dinde du four, et je l’apporte sur la table.

- Un dinde?

- Et des tourtières, et du ragoût de porc. Tu veux ouvrir la bouteille de vin?

Yvan chercha la bouteille de vin sur la table.. Il y avait tellement à voir, qu’il n’arrivait pas à tout voir en un seul regard. Et puis, c’était comme une apparition dans un conte de fée, ou une histoire des Milles et Une Nuits, une oeuvre d’art dans un grand musée. Il n’osait pas y toucher, de peur de briser quelque chose qui coûte cher.

Ca lui rappelait cette histoire des trois messes basses de Dom Balaguère. Un autre souvenir de sa jeunesse. Puis il réalisa soudain que c’était peut-être vrai, et que tout ce qu’il voyait devant lui, il pouvait y toucher, prendre la nourriture dans ses mains, la porter à son nez, à sa bouche... il pouvait y goûter. Tout ca, c’était du manger. Mais c’était trop, beaucoup trop pour une seule personne. Il contempla la table, en se tenant la tête entre les mains.

Un peu partout, il y avait des plats de nourriture, qui devaient bien être des manières de hors-d’oeuvre... des petites bouchées de pâtes, ou des biscuits couvert de viandes, avec des fruits, comme des atacas, des cerises, des olives, ou des cornichons sucrés, et peut-être même de la confiture de fraises ou de framboises. Ou bien c’était plutôt des mûres, comme dans les livres d’histoires. Il y avait aussi des tartes, dont certaines devaient être des tourtières, et deux gros bols de soupe. Un pour la soupe aux pois, et l’autre pour le ragoût de porc. Et puis, tout autour de la table, des corbeilles pleines de grosses tranches de pains frais et chaud, à faire fondre le beurre, avant de l’étendre. Et des assiettes de fromages et de petits fruits, des raisins de toutes les couleurs, des pommes coupées en fines tranches, et des plats de noix. Et puis, au milieu de la table, Zaël venait d’installer une dinde magnifique, presque aussi grosse qu’un petit cochon de lait. Yvan admirait les merveilleuses couleurs de la table. Les plats brillaient comme des cassettes d’or et de pierres précieuses. Les odeurs se répandaient dans la pièce, en une fumée qu’on pouvait presque voir.

- Dieu du Ciel! Si Xavier voyait ca...

En disant ca, Yvan fut pris d’une grande émotion. Une poussée lui parti du fond du ventre, et lui monta à la gorge, comme un poulet qu’on n’arrive pas à digérer. Il cacha sa figure entre ses mains, ne pouvant plus s’empêcher de pleurer.

- Allons! Fit l’enfant, il ne faut pas pleurer.

- Je sais. Mais aujourd’hui, j’ai perdu un ami, un frère.

L’enfant s’approcha de lui, et appuya la tête sur sa poitrine, en l’enserrant dans ses bras. Sans y penser, Yvan caressa la tête brune de l’enfant, puis posa un baiser sur son front.

- Tu es gentil petit gars. Un vrai petit ange.

L’enfant leva la tête, et le regarda dans les yeux.

- Toi, continua Yvan, tu es jeune, et tu sais bien des choses. Mais tu ne sais peut-être pas ce que c’est, qu’un petit ange.

- Bien sur. Je sais ce que c’est.

- C’est des choses de ma jeunesse, de mon enfance, des choses qu’on oublie parfois, en vieillissant. Puis qu’on se rappelle encore, quand les temps reviennent. Quand les amis s’en vont, et qu’on se dit, que bientôt, ce sera notre tour.

- Allons, il ne faut pas être si triste, c’est Noël, et nous sommes invités à un magnifique réveillon.

- T’as raison. Faut pas se laisser aller. Ca serait trop facile.

- Alors, Joyeux Noël.

- Joyeux Noël.

Les deux invités prirent place à la table, et Zaël s’occupa du service. Heureusement, car Yvan n’aurait pas su, par où commencer. Et puis, encore un peu confus, il lui restait quelque relent de tristesse. Il y avait bien longtemps, qu’on ne lui avait pas offert de souhaits de Noël. Et plus longtemps encore, qu’il ne l’avait pas trouvé joyeux, même si Xavier était parti trop tôt pour en profiter avec lui.

Pendant que Zaël coupait la dinde, Yvan trouva la bouteille, et fit sauter son bouchon. Ca, il avait l’habitude. Mais pas avec ce genre de bouteille. Car c’était un vin d’Anjou, le mousseux des Noël de son enfance. Il ramassa un verre, puis le remplit d’un seul coup. C’était un peu trop plein. Il hésita même à le glisser sur la table. Et puis, il se demanda s’il devait offrir du vin à l’enfant. Après tout, à Noël, on peut bien faire quelques folies. Mais il cru quand même plus sage de reprendre la manoeuvre avec un autre verre. Et cette fois, en y laissant un espace, qui permette de le servir sans risque.

Zaël leva son verre devant lui. Yvan fit la même chose. C’était une sorte de salut.

- A Noël, proposa l’enfant.

- Au petit Jésus, répliqua Yvan.

L’enfant répondit à son toast, en inclinant la tête.

- Pourquoi tu fais ca? Tu es dans une religion?

- Puisqu’on boit à sa santé, aussi bien le saluer.

- C’est bien vrai. J’avais pas pensé à ca. Tu es bien sage, pour un petit bout d’homme.

- Tu sais bien ce qu’on dit: aux âmes bien nées, la valeur n’attend pas le nombre des années.

- Bien, faut croire que je suis mal né, ou que j’ai mal vécu. Parce qu’il me reste pas plus de valeur que d’années.

- Allons. Vous êtes trop modeste, Monseigneur. Là d’où je viens, on ne juge pas les gens à leur fortune, mais à leur bon coeur.

- Alors, dans ton pays, je serais sûrement plus riche qu’ici. C’est pas que je suis un ange. Mais il me reste encore plus de coeur, que d’argent.

- Chez moi, vous seriez un grand seigneur. Et pourtant, vous avez pris la place du serviteur. Venez donc vous asseoir à la place d’honneur.

Zaël lui montrait le bout de la table. Yvan hésita un peu, puis il comprit que ca serait plus simple, s’ils s’installaient en coin, plutôt que face à face. Sans vraiment se lever, il glissa simplement sur la chaise du bout. Zaël s’étira au dessus de la table, et ramena son couvert à sa nouvelle place.

- Tu as faim?

- Je ne sais pas. J’espère. Pour une fois qu’on peut manger, et puis, tout à l’air si bon.

Zaël ramassa l’assiette de son compagnon, puis la combla de tout ce qui se trouvait sur la table: dinde, tourtière, ragoût, pomme de terre, et il compléta en arrosant le tout de sauce brune, sans oublier une généreuse portion d’atacas. Yvan suivait la manoeuvre avec de grands yeux. Une montagne de nourriture poussait dans son assiette. Quand elle fut à la veille de déborder, Zaël remit l’assiette à Yvan, puis il recommença avec la sienne. Mais cette fois, il en fit une plus petite montagne. Yvan compara les deux, puis décida qu’il y avait méprise. Il changea les assiettes de place.

- C’est mieux comme ca. Les jeunes, ca mange plus que les vieux.

- C’est comme tu veux. De toute façon, ce n’est que le premier service.

Le souper commença aussitôt, sans que personne ne donne le départ. Yvan n’avait plus l’habitude des grands repas, et sans doute, ne l’avait-il jamais eu. Mais comme on dit, c’était de la nourriture, et ca, il savait bien ce qu’il faut en faire.

Les deux compères mangeaient en silence. Et malgré leur différence de taille, on n’aurait pas su dire, qui des deux, avait le plus d’appétit. La jeunesse de l’un, valait bien le poids de l’autre. Car l’un et l‘autre se servaient et se resservaient en cadence, souvent même, avant d’avoir vidé leurs assiettes, comme si le plaisir de les remplir, égalait celui de les vider. Il faut avoir éprouvé la faim, pour comprendre le plaisir de manger, et le bonheur de constater qu’on n’en viendra pas à bout.

Yvan s’arrêtait parfois de manger, pour jeter un rapide coup d’oeil autour de lui. D’habitude, il aimait bien parler en mangeant, surtout quand il n’y avait pas grand chose à manger. Ca étirait la nourriture et le temps. Mais ce soir là, il préférait plutôt se laisser caresser par les images, les odeurs, les saveurs, et par cette merveilleuse chaleur qui venait autant des couleurs de la table, que des flammes du foyer. Et puis, avec ce vin qui commençait à lui pétiller dans la tête, il se demandait si c’était bien lui qui mangeait à cette table, et si les aliments qu’il mettait dans sa bouche, se rendaient vraiment dans son ventre, ou si c’était seulement un bien drôle de rêve, le genre de rêve qu’on fait justement, quand on a faim, et qu’on a décidé de dormir, pour oublier qu’on n’a rien à manger. Décidément, la faim est un mauvais diable, elle vous poursuit même au delà de vos rêves.

Mais ca devait être vrai, car il sentait une délicieuse lourdeur l’envahir. Une douce euphorie qui lui venait autant du vin, que de la nourriture. Il s’adossa un moment, avec son verre de vin, et laissa flotter son regard sur la table.

Ca devait être ca, qu’on appelle le bonheur. Ne plus avoir faim, quand il en reste encore. Reprendre un peu du vin, uniquement parce qu’il est bon. Ne plus avoir froid, et même assez chaud, pour éprouver le besoin d’ouvrir sa chemise. Sentir qu’on s’endormirait à l’instant, si on osait seulement fermer les yeux, et les garder pourtant ouvert, mais à demi, pour profiter plus longtemps de cette bénédiction. Ne plus avoir aucun désir, aucun besoin. Ne plus avoir envie de rien, sinon de prolonger ce moment à jamais.

Yvan n’en parla pas à Zaël, car il savait bien qu’il avait beaucoup trop bu, et qu’il n’avait plus toute sa tête, et puis, il ne voulait pas donner à l’enfant, le spectacle d’un homme soûl. Mais pendant qu’ils mangeaient ensemble, surtout quand l’enfant ne lui parlait pas, Yvan voyait du monde, tout autour de la table.

C’était des gens bien habillés, qui parlaient entre eux, comme à une fête. On aurait dit un groupe d’amis, dans lequel Yvan pensait parfois reconnaître les siens... le vieux Victor, peut-être aussi Walter, et la grosse Catherine. Mais ca devait-être le vin. Car tous ces gens étaient morts depuis bien longtemps.

- Si au moins Xavier était là...

La tablée s’arrêta brusquement de parler, et tout le monde regarda dans sa direction. Yvan s’aperçut qu’il venait de penser tout haut.

- Ca va? Demanda Zaël.

- Fais pas attention. C’est le vin. J’ai plus l’habitude.

La conversation reprit de plus belle. Les gens lui jetaient parfois de petits regards complices, des sourires amicaux. Certains le saluaient à distance, avec la main, ou un signe de la tête. Yvan faisait semblant de les reconnaître, et il les saluait à son tour, en levant son verre. Mais il ne le vidait plus, et ne laissait plus Zaël le remplir. C’était bien, mais bien assez comme ca.

                                                                                                                                                                                                                                 


Nuit de rêve

Un bruit de chaudron sorti Yvan de sa torpeur. Il réalisa soudain qu’il avait peut-être fermé l’oeil, un moment. Le repas était achevé, les invités étaient partis, plusieurs plats n’avaient pas été goûtés. Yvan n’avait plus faim. Il était même étonné, d’avoir pu manger autant. Et tout ce vin, c’était beaucoup trop. Il n’aurait pas du vider la bouteille. Maintenant, il était fatigué, épuisé. Mais il ne sentait pas encore la douleur. Il se leva, puis alla s’étendre sur le grand divan, devant le foyer.

Le feu courait sur les bûches. Il les brûlait lentement, en tordant leur écorce, et en fendant leur bois. Leur résine s’écoulait en crépitant, explosant parfois comme un feu d’artifice, et les flammes dansaient dans l’âtre, au son de cette joyeuse musique. Yvan se laissait rôtir lentement, en jouissant de chacune des délicieuses morsures des flammes.

Zaël avait rempli le lave-vaisselle, rangé la cuisine, et tout remis en place. Il avait même trouvé des coussins, des oreillers et de grandes couvertures de laine. Il apporta son trésor devant le foyer, et se mit en train d’installer Yvan, pour la nuit.

- J’ai pensé que tu aimerais mieux dormir ici...

- C’est vrai. Mais j’ai pas tellement sommeil.

- Bien. C’est Noël. On peut bien faire quelques folies.

- Et toi, tu ne veux pas dormir? Il est bien tard, pour un jeune garçon.

- Ce soir, je suis un peu comme toi. J’ai envie de rester près du feu.

L’enfant entoura Yvan de coussins, d’oreillers et d’une grande couverture. Ca lui faisait comme un petit nid douillet.

- Ca ne te gêne pas, si je m’assois près de toi?

- Viens. On sera comme dans le panier d’un petit chien.

Yvan ouvrit la couverture, puis étendit le bras. L’enfant alla s’y réfugier, en appuyant la tête sur son épaule. Yvan referma la couverture autour de l’enfant, en le serrant contre lui. Il sentait la chaleur de sa poitrine, son petit coeur qui battait si vite, et ses longs cheveux chatouillaient sa vieille figure. Yvan était heureux. Il se rappela soudain cette phrase qu’il avait entendu quelque part: Oh temps, suspend ton vol, et vous, heures propices, suspendez votre cours.

- A quoi tu penses? Demanda l’enfant.

- Je pense que ce sera bien difficile, de retourner dans la rue.

- On n’est pas obligé d’y penser maintenant.

- T’as raison. Je vais gâter notre réveillon, avec mes idées. Et puis, ce soir, je suis un homme différent. C’est drôle ce que ca peut faire, un bain chaud, des vêtements propres, une maison confortable, de la nourriture, du vin, un feu dans le foyer. Tout ca, ca paraît tellement ordinaire, quand on y est habitué. Mais presque impossible, quand on vit tous les jours dans la rue. Et puis, faut pas croire que j’ai un coeur de pierre. Mais d’avoir un enfant à serrer dans ses bras, c’est un moment précieux.

L’enfant le regarda, sans répondre, puis se lova davantage contre lui. Yvan resserra son étreinte, et déposa un baiser sur sa tête... un geste si simple, qu’il n’avait pas fait depuis bien longtemps. Ca lui venait pourtant avec naturel. Comme s’il embrassait son enfant tous les soirs.

- J’ai jamais eu d’enfant. Des fois, je me demandais à quoi ca peut bien servir. C’est petit. Ca sait rien. Il faut les protéger de tout et de rien. Mais quand t’es tout seul, à geler au fond d’une ruelle, c’est des choses qui te viennent à l’esprit. Et des fois, tu ne sais plus si tu voudrais tenir un enfant dans tes bras, ou être cet enfant, qu’un plus vieux viendrait consoler. C’est à ca que ca sert, un enfant... à caresser et à cajoler le petit enfant qui se cache encore dans nos coeurs, même quand on est devenu bien vieux.

- Allons! Tu pleures encore?

- Mais non, fais pas attention. C’est pas important. Et puis ca me fait du bien. Ca fait bien longtemps, que je n’ai pas tenu un enfant dans mes bras. Mais toi, tu es si jeune. Tu ne peux pas comprendre ca. C’est des idées de vieux.

- Je comprends. L’amour, l’amitié, la tendresse, c’est aussi des idées d’enfants.

- Oui, sans doute. Mais je voudrais que ce moment ne finisse jamais. C’est peut-être parce que je suis vieux, malade et sûrement un peu fou. Mais ca me ferait rien, de rester ici, pour toujours, avec toi, même sans parler, simplement à me laisser chauffer près du feu. Ca doit être ca, le paradis, un moment de bonheur, qui ne fini plus.

- Alors, tu ne regrettes pas ta soirée?

- Regretter... Je ne sais pas si je pourrais éprouver un plus grand bonheur, sans y perdre la vie.

Pendant un moment, Yvan s’envola bien loin, quelque part, sur un nuage, où on repassait le film de sa vie. Il se voyait tout petit, avec sa mère, puis un peu plus vieux, jouant avec ses amis. Il revit en songe, les années où c’est lui qui tirait la charrette, pour la mener là, où il le voulait. Puis celles plus nombreuses, où un mystérieux destin semblait traîner ou pousser sa charrette, un peu partout, en dehors de son contrôle.

Et il accueillait ces souvenirs, comme on regarde un vieux film qu’on a déjà vu, en espérant, cette fois, y découvrir un détail, qui nous aurait échappé. Mais sa vie demeurait pour lui, une énigme, une série de questions, auxquelles sa tête semblait répondre non, quand son coeur disait quand même oui. Pas le oui de celui qui comprend et qui accepte. Car Yvan ne comprenait toujours pas. Mais il se disait que ca n’avait plus d’importance.

- Et puis, si ma vie finissait ici, maintenant, je ne serais pas fâché. J’ai eu faim et froid, si souvent. Mais ca, c’est rien. On fini par s’habituer. Et puis, manger, toutes les bêtes font ca. C’est seulement pour survivre, pas pour vivre. Parce que la vie, le travail, les amis, et je parle même pas de l’amour, rien que la solitude, surtout dans la foule, c’était bien douloureux. Ca me faisait comme une boule, au milieu de la poitrine. Des fois, je me disais que j’étais en enfer. Puis j’aurais voulu mourir, pour m’en sortir. Mais je pensais que j’avais peut-être pas le droit, d’essayer de me sauver... que c’était comme une punition, pour quelque chose que j’avais fait, même si je m’en rappelais plus. Et puis, de toute façon, je savais pas comment faire pour me tuer. Tu vois ca? Un gars qui sait pas vivre. Mais qui sait pas plus mourir. Alors, j’étais condamné à mourir quand même, mais à petit feu. C’est encore plus douloureux.

Yvan retourna un instant, sur son nuage, comme pour s’assurer que le film était bien fini. Puis il revint auprès de Zaël, pour donner une conclusion à sa rêverie.

- Ca fait rien. Si j’ai enduré tout ca, pour vivre jusqu’à ce soir, pour connaître une seule nuit de bonheur, alors, c’est pas trop cher payé. Plusieurs n’ont pas connu autre chose que le confort des ruelles, la nourriture qu’on trouve dans les ordures, et la nuit sur un banc de parc. Alors, on peut dire que je suis chanceux.

- Tu vas finir par me faire pleurer.

- Fait pas attention. Je suis juste un vieux fou. Mais ce soir, je suis bien. Je suis heureux, pour le temps que ca peut durer. Mais il y a une chose qui me fait de la peine. J’aurais voulu que mon ami Xavier soit avec nous.

- Peut-être qu’il ne pouvait pas venir. Peut-être qu’il n’y avait pas de place pour vous deux. Mais toi, tu aurais changé de place avec lui? Tu aurais voulu qu’il se réchauffe, et qu’il mange à ta place, pendant que toi tu aurais continué à geler dans la ruelle?

- Bien tu sais? Maintenant que je suis ici, j’aimerais mieux y rester. Mais avant de savoir ce que ca fait, de vivre comme les gens, ca me faisait moins mal de m’en passer. Et puis, dehors, du moment que tu trouves un endroit plus chaud, une cuisse de poulet oubliée, deux dollars, pour payer un café, alors tu oublies tout le reste, enfin, jusqu’au prochain repas. Moi, j’ai l’habitude. Xavier aussi. Mais il était rendu trop malade. Il n’avait plus la force de trouver sa nourriture, d’endurer les nuits trop froides. Et moi, je pouvais pas l’aider. Dans la rue, on peut juste trouver de quoi nourrir un homme, et encore, pas tous les jours. Alors, c’est pas une place pour nourrir une famille. Mais Xavier, c’était comme un frère, un grand frère. C’est l’homme le plus gentil que j’ai connu... comme toi, mais en plus vieux. C’était un bon gars. Une nuit de plus à geler dehors, c’est pas trop cher payé, pour faire plaisir à un ami.

- Vous étiez de grands amis. J’imagine qu’il aurait fait la même chose pour toi.

- C’est sur. Ce gars là, c’était un ange.

- Alors, peut-être qu’il l’a fait.

- Fait quoi?

- Peut-être qu’il a eu le choix, et qu’il t’a cédé sa place.

- S’il avait eu le choix, c’est bien ce qu’il aurait fait. Mais nous autres, dans la rue, on n’a pas souvent le choix. Je veux dire, le vrai choix. C’est pas comme ils disent, à la télévision, qu’on vit dans la rue, parce qu’on aime ca. Faut pas être bien fin, pour croire qu’on peut aimer la misère. Aimer dormir dans la rue, sur un banc de parc, ou au fond d’une ruelle, et geler toute la nuit. Chercher sa nourriture dans les ordures, ou bien manger quand ca fait l’affaire des riches. Quand ils se rappellent qu’on a faim. Si au moins ils pouvaient comprendre qu’on a faim tous les jours, et qu’on aime autant la chaleur et le confort que leurs petits chiens. Tu imagines, à quoi on peut penser? Quand on voit des riches, à la télévision, parler des animaux qui sont en danger, ou de ceux qui sont maltraités, pendant que nous autres, on crève de faim tous les jours, et qu’on se fait mettre dehors des magasins. Tu sais? La grosse Catherine? Non, tu peux pas savoir, t’es bien trop jeune. Catherine, elle vivait dans la rue, et la nuit, elle dormait sous un gros sapin. Ca faisait pas de mal, puis ca la tenait au chaud. Mais ils ont coupé le sapin. Deux jours après, Catherine est morte gelée. Le lendemain, une grande dame est venue dire à la télévision, que c’était bien épouvantable, ce qu’on faisait endurer aux phoques. Mais elle n’a pas parlé de Catherine. Tu comprends ca? Il y a des gens qui veulent sauver des bêtes qu’ils n’ont jamais vues. Et pourtant, des humains, ca vaut bien autant que des bêtes. Même quand ca vit dans la rue. Mais il faut dire, qu’on est un peu comme des phoques égarés sur une banquise. On dirait que plus personne ne nous voit.

- C’est tellement triste. Ca me fait de la peine.

- Tu sais? Quand j’avais ton âge, et que j’allais à l’école, j’avais lu quelques pages dans un grand livre, qui parlait des misérables. À l’école, on m’avait dit que c’est une vieille histoire. Bien, je veux pas dire que les professeurs se trompaient. Mais c’est sur, qu’ils ne savaient pas qu’il en reste encore, des misérables.

- C’est une histoire de Victor Hugo.

- Tu le connais? Un grand monsieur. Même moi, je pouvais comprendre ses livres. C’était facile. Il parlait de choses qu’on voit tous les jours. Bien sur, j’ai presque tout oublié. Mais il y a des mots qui m’ont frappé, pas tout de suite, pas au moment où je les ai lus, pour la première fois. C’est comme si en les lisant, les mots s’étaient libérés du livre, pour s’envoler au delà des montagnes. Mais ils n’étaient pas perdus pour toujours. Ils étaient seulement pris dans le filet de l’écho. Et des fois, ca peut prendre du temps, avant que l’écho des mots te revienne... du temps, ou un moment spécial de ta vie. Mais quand l’écho commence à répéter les mots, elle ne s’arrête plus. Et moi, dans ma tête, j’entends toujours ces mots: nécessité et misère. C’est tout ce que j’ai retenu de ses livres. Mais ca me revient tout le temps, comme une chanson, et ca fini par faire un drôle de refrain dans ma tête: comme si la misère était nécessaire.

- À certains, elle semble être nécessaire.

- J’imagine que c’est vrai. Mais j’en connais plusieurs qui pourraient s’en passer.

Yvan laissa s’échapper un long soupir. On aurait dit un soufflet de forge qui se vide lentement de son air, quand le forgeron le laisse enfin reposer. Il ne sentait plus la pression dans sa poitrine, plus de douleur à son coeur, seulement une douce euphorie, comme celle qu’on éprouve parfois quand, après de longs jeux excitants, on se laisse tomber sur le dos, dans la neige froide, pour regarder passer les nuages dans le ciel. A ce moment, il arrive qu’on se sente si bien, qu’on voudrait se laisser aller au sommeil, sans crainte de ne plus s’éveiller.

- Tu veux dormir, maintenant?

- Dormir! Peut-être rêver!

- Qu’est-ce que tu dis?

- Rien. C’est des bêtises. Des choses que me disait Xavier. Mais je ne sais plus. Je suis fatigué. Peut-être que je vais fermer les yeux, un instant. Mais cette nuit est tellement belle. Ca me ferait de la peine, de m’endormir trop tôt, et surtout, de me réveiller dans ma ruelle.

- Allons. Mieux vaut un bon rêve qu’un mauvais.

- T’as raison. Alors, que ce bon rêve ne finisse jamais.

- C’est comme tu veux.

L’enfant prit appui sur les épaules de Yvan, puis se hissa jusqu’à sa hauteur. Il resta un moment à lui sourire, en lui entourant le cou de ses bras. Son regard avait à la fois la pureté de l’enfance, et la profondeur de la vieillesse. Yvan trouva qu’il était plus léger qu’un paquet de plumes. Il lui sembla même qu’il avait rajeuni, et qu’il n’était plus qu’un petit enfant, flottant près de lui, et se retenant à son cou, pour ne pas s’envoler plus haut. L’enfant s’approcha de lui et l’embrassa sur la joue. Yvan laissa échapper un sourire, il ferma les yeux de bonheur. Une dernière larme coula sur sa joue. Puis il s’endormit sur son rêve.

                                                                                                                                                                                                                                 


Matin de Noël

Au matin de Noël, on ne trouve plus beaucoup de monde, dans les rues. Et s’il en traîne encore, il ne faut pas croire que ce sont des lève-tôt qui se rendent au travail. Mais de couche-tard qui essaient de rentrer chez eux. Les autres, ceux qui sont encore couchés, ceux là ne sont pas trop pressés de se lever. À l’heure où les honnêtes gens rêvent encore de faire la grasse matinée, il n’y a guerre que les petits enfants, pour se lever encore plus tôt que d’habitude, trop impatients d’aller retrouver leurs nouveaux jouets.

Un peu plus tard, dans la journée, on déjeune avec les restes du réveillon. A Noël, on peut bien faire quelques folies. Et puis, dans l’après-midi, on visite des parents qu’on n’a pas vus depuis longtemps. Le temps des Fêtes marque souvent le début de retrouvailles, de retrouvailles qui ne durent bien souvent, que le temps des Fêtes.

Quand j’étais jeune, la journée de Noël était consacrée à la visite des crèches de l’Oratoire Saint Joseph. Même par un froid sidéral, rien n’aurait pu nous y soustraire. Et puis, nous étions habillés bien chaudement. Ma mère nous mettait tellement de vêtements, que nous avions parfois peine à marcher et à bouger les bras.

De retour à la maison, c’était le grand souper. Dans le temps des fêtes, ma mère dressait une table qui valait bien celle dont rêvait Dom Balaguère. C’était un temps magique. Même dans notre famille modeste, il y avait abondance de nourriture, et des cadeaux pour tous les enfants. Nous vivions dans une maison chaude, nous mangions à notre faim, nous étions bien habillés, et Noël nous apportait toujours de beaux jouets.

Et moi, dans ma petite tête d’enfant, je pensais que c’était la même chose, dans toutes les maisons de la ville. J’étais bien loin d’imaginer, qu’à deux pas de chez moi, nos voisins n’avaient rien à manger, qu’on leur avait coupé le chauffage, que leur père marchait dans les rues de la villes, pour éviter de geler, et qu’il passait la nuit dans les ruelles, ou dans les cours des grands magasins. Comment aurais-je pu l’imaginer alors? Même aujourd’hui, c’est à peine concevable.

Pour ceux qui s’en souviennent encore, cette année là, le matin de Noël fut particulièrement froid. Mais la nuit qui l’avait précédé fut bien plus froide encore.

Et pourtant, au petit matin de Noël, voulant essayer leurs nouveaux bâtons de hockey, deux jeunes garçons bravèrent le froid glacial, et se rendirent dans la cours arrière de la boucherie de leur quartier. L’un d’eux portait le chandail rouge de Maurice Richard, et son ami, celui des Bruins de Boston. Mauvaise couleur, pour la région de Montréal. Mais, comme on dit, à cheval donné...

La pratique ne fut pas très longue, pas seulement à cause de la température, car à cet âge, les garçons ne sentent pas le froid. Mais en jouant, celui qui avait le chandail orangé, laissa passer la rondelle, qui glissa jusqu’à l’échangeur d’air, dans ce qui semblait être un paquet de chiffons, ou un vieux manteau oublié. En se rapprochant, les garçons découvrirent que le manteau cachait un homme gelé, encore plus dur qu’un bonhomme de neige.

Le patron de la boucherie, appelé sur les lieux, pour répondre aux questions de la police, fut bien ennuyé qu’on mette fin aussitôt, à ses vacances, surtout qu’il ne connaissait pas du tout l’homme gelé. Ce n’était ni un client, ni employé, pas même un voleur. Pour lui, cet homme, c’était personne.

Mais il paraît, qu’en arrivant chez lui, une deuxième surprise l’attendait. Sur le balcon arrière de sa maison, il trouva un autre homme gelé, serrant contre sa poitrine, l’une des grosses pierres de son jardin. La mort avait sculpté sur son visage de glace, un bien mystérieux rictus, qu’une grosse femme de la foule des badauds, appela: le sourire des bienheureux.

- Décidément, se dit le patron, il y en a partout. Il va falloir faire quelque chose.

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